(SE)DÉPASSER

Passer de "trop pour certains" à "assez pour tous"

De la croissance métropolitaine à la ville du bien-être

Écrit par : Éloi Laurent (OFCE/Sciences po, Ponts Paris tech, Stanford University)

photo-eloi-laurent.jpg
Eloi Laurent

Il y a dix ans s’engageait en France une réflexion trop longtemps différée sur la refonte de l’architecture territoriale sous un angle dont la pertinence est depuis lors apparue chaque année plus évidente : l’inégalité territoriale. Un nouveau Ministère fut alors créé et une feuille de route lui fut même attribuée. Une décennie plus tard, ce moment apparaît clairement comme un rendez-vous manqué entre la France et ses territoires. Non pas que les réformes se soient révélées impossibles : elles ont au contraire surpris par leur ampleur, la facilité et la rapidité de leur mise en œuvre. Mais elles étaient très mal inspirées. Plus précisément, les réformes territoriales de 2014 / 2015 portent la marque d’une croyance toute puissante à l’époque de leur gestation : la croissance métropolitaine. Cette mythologie économique entendait promouvoir « l’excellence métropolitaine » dans le but de « tirer » la croissance nationale pour redistribuer en partie ses fruits aux territoires subalternes et improductifs, dans un schéma typique du modèle néo-libéral le plus naïf.

Depuis l’invention du Produit intérieur brut par Simon Kuznets dans l’après-coup de la grande dépression américaine, le paradigme de la croissance a pour vocation essentielle de masquer les inégalités sociales derrière le paravent de la richesse agrégée et pour effet le plus nocif d’empêcher d’envisager les défis environnementaux. C’est exactement ce qui s’est produit en France, jusqu’à ce que la révolte sociale-écologique des « Gilets jaunes » ne dévoile du même coup la réalité des inégalités territoriales et l’ampleur des défis environnementaux, à commencer par la crise climatique. Il faut donc remettre l’ouvrage territorial sur le métier. On s’en tiendra dans ce bref article à une facette de cette nécessaire réinvention territoriale, la ville post-croissance, dont on déclinera trois modalités possibles, jusqu’à la ville du bien-être.


Trois décroissances urbaines


Le premier visage de la ville post-croissance est la ville décroissante (objet encore largement impensé dans la littérature académique) et l’on peut distinguer trois décroissances urbaines par ordre décroissant d’importance (cela va de soi). La première décroissance, sans doute la moins explicite et pourtant la plus essentielle, est la dés-artificialisation, dans la foulée de la loi « Climat et résilience » du 22 août 2021 et des principes de sobriété foncière et de densification urbaine, qui pourrait bien s’avérer être, à bas bruit, la première politique de décroissance française. La deuxième décroissance est la dé-métropolisation, qui vise à réduire la taille des plus grandes villes françaises pour les ramener à des proportions à la fois socialement et écologiquement soutenables. C’est la figure de la ville moyenne, particulièrement saillante dans l’après-coup de la pandémie de Covid-19 (mais aussi de manière intrigante dans la cartographie du mouvement social de 2023 contre la réforme des retraites) qui s’impose dans le paysage français comme alternative souhaitable à la métropole globale. La troisième décroissance est la décélération urbaine, qui vise à réduire non pas seulement les volumes de flux de matière consommée par les villes (métabolisme urbain) mais la vitesse des flux humains dans les villes et dont la « ville du quart d’heure » est le mot d’ordre paradoxal, masquant en partie l’enjeu de la décélération numérique.


La ville du Donut


Le deuxième visage de la ville post-croissance est déjà expérimentée à Bruxelles et Amsterdam : c’est la ville du Donut, inspirée des travaux de l’économiste Kate Raworth qui tente avec son équipe de mettre en œuvre ses intuitions théoriques dans un Doughnut Economics Action Lab (DEAL), lequel a inspiré le projet Brussels Donut. Celui-ci propose notamment de répondre de manière empirique, cohérente et intégrée aux quatre questions suivantes : « que signifierait pour les habitant·e·s du territoire de vivre une vie épanouie ? », « que signifierait pour le territoire de prospérer dans son habitat naturel ? », « que signifierait pour le territoire de respecter le bien-être de toutes les personnes à travers le monde ? », « que signifierait pour le territoire de respecter la santé de la planète ? ».


La ville du bien-être


Le troisième et dernier visage de la ville post-croissance est la ville du bien-être, qui mettrait la coopération sociale et la pleine santé (aussi bien humaine qu’écologique) au cœur des politiques territoriales. Cette ville du bien-être n’est pas une ville de l’attractivité : sa priorité est le bien-être des personnes qui vivent sur son territoire plutôt que celui des personnes qui n’y vivent pas mais voudraient y faire vivre leur capital. Trois initiatives récentes permettent de mieux envisager cette ville du bien-être : la première, initiée à Grenoble, consiste à proposer de piloter la ville avec des indicateurs de santé-environnement pour en déduire des politiques publiques visant les co-bénéfices et la justice environnementale (des indicateurs produits récemment pour la Métropole de Lyon permettent de même d’imaginer ce type de pilotage) ; la deuxième, en cours à Lyon, consiste à partir d’une enquête sur le bien-être des habitant(e)s pour en déduire des priorités de financement public ; la troisième, en cours à Uzès, consiste à partir de la santé des habitant(e)s pour construire de manière collective des moyens de se protéger des chocs écologiques, à commencer par les canicules et la sécheresse, qui s’installent pour longtemps en France.


On le voit, les mondes de la post-croissance émergent et évoluent dans l’univers urbain, en France et ailleurs, aussi loin de leurs caricatures que proches des réalités et défis de leur temps.


paroles d'Éloi Laurent entretien avec Frédéric De Azevedo entretien avec Lucas Jouny