REPENSER

Faire ensemble

À quoi sert d’écouter (vraiment) les habitants ?

Écrit par : Frédéric Gilli, Directeur associé de l’Agence GRAND PUBLIC

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Frédéric Gilli

Frédéric Gilli est un ardent défenseur d’une approche exigeante de la démocratie participative. Auteur de « La promesse démocratique » (Armand Colin), il insiste sur un point fondamental : associer tous les habitants aux grands choix stratégiques des territoires est essentiel, mais faut-il encore et surtout leur donner la parole à l’amont des projets, moins pour les entériner que pour en définir les enjeux et les préalables.


La démocratie est en crise. Quelle est votre interprétation ?


Nous avons, en France, des experts de qualité, des élus volontaires et des habitants qui ont envie de changer les choses. Des innovations émergent chaque jour, transformant la société et l’économie par touches successives. Pour autant le sentiment qui prévaut est que rien ne change : de fait, les cadres institutionnels de notre pays peinent à évoluer et à suivre ou anticiper efficacement les mutations des entreprises et des territoires. Cela conduit chacun à douter des moyens dont nous disposons pour maîtriser collectivement notre avenir, à commencer par les institutions représentatives et la démocratie en général.

Pourtant aucune époque n’a été aussi propice que la nôtre pour la démocratie. Nous avons besoin de cadres et de repères partagés pour agir collectivement, or la marche du monde est devenue extrêmement complexe à comprendre et anticiper par des personnes, des institutions ou des modèles seuls. Ce déficit de représentations partagées du monde est une des causes premières de la perte de confiance qui habite nos sociétés, c’est sur lui qu’il faut prioritairement agir, à l’échelle locale comme nationale. En ce sens, nous vivons une époque très politique.


Pourquoi faut-il revoir les conditions de la participation des citoyens, et comment ?


Se précipiter sur la recherche de réponses avant même de s’être accordés sur la bonne représentation des problèmes mène à l’impasse. Il faut revoir les conditions de la participation des citoyens au débat public pour revivifier la démocratie. Il faut notamment prendre ses distances avec le modèle de technocratie participative qui s’est imposé ces deux dernières décennies : on ne peut plus restreindre l’expression des habitants à la seule recherche d’habiles solutions techniques aux questions posées par les dirigeants. Les habitants doivent être pleinement associés à la définition des problèmes à résoudre : partager sa vision du monde et d’un territoire peut sembler « café du commerce » à beaucoup de gens sérieux, c’est pourtant là que |’apport des citoyens est presque le plus décisif.

Cette exigence d’ouverture remet sur le devant de la scène une question fondamentale, celle des publics participants. On sait depuis J. Dewey, que le choix du public détermine la façon de définir et aborder les problèmes : la situation actuelle est inadmissible et profondément inefficace. Nous avons besoin d’une « démocratie augmentée » qui s’astreigne à faire venir ceux qui ne participent pas (les ouvriers, les jeunes, les chômeurs…) sans se résoudre à leur absence. Pour cela il faut aller sur le terrain et le faire à la fois de façon évolutive et massive. Évolutive car, si les contours du problème ne sont pas figés a priori par les experts, la concertation doit s’adapter en permanence au fait que les débats font évoluer la définition du sujet. En cours de démarches, des catégories de publics a priori non concernées s’avèrent ainsi importantes à convier autour de la table. Massive car on ne peut pas se satisfaire du point de vue isolé de 20, 30 ou 40 personnes travaillant en atelier pour redéfinir les cadres de l’intérêt général : il y a besoin de scènes dans lesquelles les débats internes au sein de chaque catégorie de population peuvent avoir lieu sous les yeux de tous… Tous les jeunes ne se ressemblent pas, tous les ouvriers, tous les cadres non plus et c’est quand les uns et les autres discutent ensemble dans un espace ouvert que les représentations collectives du monde peuvent évoluer. C’est ainsi que, entre 2018 et 2019, plus de 3 000 personnes ont contribué activement à imaginer le Grand Annecy, ou qu’il a fallu les contributions d’un millier de participants en 2022 pour esquisser l’avenir de l’agglomération lyonnaise. C’est en allant écouter les habitants sur leur vision de l’endroit où ils souhaitaient vivre, son avenir, ses problèmes, que les élus et experts - mais aussi les habitants en direct - ont pu identifier un regard commun sur leur territoire et sur les conditions pour y vivre ensemble. Cela a permis d’élaborer en quelques mois un projet cohérent et de surmonter beaucoup d’oppositions politiques : les débats ont permis aux dirigeants d’actualiser leur propre représentation des enjeux, dépassant certaines postures qui reposaient sur des idées préconçues de ce que pensaient les uns et les autres.


Quelles solutions peut porter cette « démocratie augmentée » que vous défendez ?


D’abord, il s’agit d’une démocratie de l’écoute, qui redonne la parole à ceux qui ne la prennent pas habituellement y compris dans les opérations de « démocratie participative ». La plupart des institutions souffrent d’être enfermées dans leurs certitudes, prisonnières de logiques internes et de guerres d’appareil. Ces effets de systèmes conduisent à mettre de côté les paroles qui dérangent au lieu de mettre à profit les critiques pour mieux appréhender toutes les dimensions du monde contemporain. Surtout, les citoyens doivent pouvoir intervenir à leurs propres conditions, en définissant eux-mêmes les contours des sujets. Ne plus leur demander de contribuer sur des sujets thématisés a priori en réfléchissant entre eux certes mais aux conditions des experts : que tout le monde soit à égalité. Ce sont deux inflexions majeures par rapport aux modalités classiques de concertation.

Libérée de ses oripeaux technocratiques, la concertation pourrait contribuer à réenchanter la démocratie, y compris dans la dimension intime que cela emporte : les citoyens semblent fâchés avec les espaces démocratiques qui leur sont proposés parce qu’ils ne sont pas épanouissants. Pourtant, un débat public peut tout à fait être une manière pour les citoyens de se re-trouver eux-mêmes, se re-connaître les uns les autres et se ré-unir ensemble, trois registres identifiés par P. Ricoeur comme fondamentaux pour se constituer une personnalité. C’est tout l’enjeu de la promesse démocratique : permettre aux citoyens et citoyennes de retrouver le sentiment qu’ils et elles ont une prise sur le réel pour construire l’avenir et leur permettre de vérifier que leur parole compte.


Vos réflexions s’appliquent-elles à la grande échelle ?


L’erreur courante est de considérer que les citoyens n’ont pas les clés de compréhension des enjeux, qu’il faut donc commencer par les former. Mais, si l’on suit cette pente, il faudrait conditionner le droit de vote à un certificat universitaire… Les citoyens n’ont pas besoin d’être formés aux enjeux de la grande échelle : ils la vivent au quotidien et réfléchissent dessus. Le grand territoire est souvent convoqué par les habitants comme l’échelle à laquelle les solutions se pensent. Ils font cette analyse parce qu’ils habitent à un endroit, travaillent à un autre, font leurs courses dans un troisième et sortent encore ailleurs. Mais ils ne s’y réfèrent pas seulement comme des « experts d’usage » : avec leurs mots, ils produisent une analyse politique des systèmes territoriaux, soulignant souvent que « c’est compliqué et tout est lié ». Lorsqu’on prend le temps de les interroger, ils s’étonnent souvent du fait que les élus soient si peu enclins à se mettre d’accord entre eux alors que les problèmes dépassent manifestement les contours de chaque commune ou territoire… Y compris sur des périmètres aussi abstrait que des SCoT ou des PETR , les habitants peuvent ne pas être convaincus de la pertinence institutionnelle de ces grands territoires (notamment parce qu’ils en craignent la technocratie), tous ou presque sont en revanche sensibles à l’importance de réfléchir aux communautés de destin qui s’esquissent à ces échelles.

Toutes ces paroles ouvrent des espaces d’action formidables pour les élus mais, malheureusement, ils en restent le plus souvent coupés. Faute d’un travail démocratique à l’échelle supra-communautaire ils entretiennent une mauvaise appréciation du rapport des citoyens aux grands systèmes géographiques. Cette mal-représentation doit être corrigée pour que les dirigeants regardent les SCoT ou les PADD comme les supports de véritables projets politiques et pas comme de simples documents administratifs. Sans rien enlever à l’importance, ensuite, de travaux techniques précis, la confrontation démocratique avec les habitants et le constat, en direct, qu’ils sont sensibles à ces enjeux, est indépassable. Le regard porté sur les modalités d’association des habitants aux documents stratégiques comme les SCoT ou les PADD a besoin de changer drastiquement.


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