Entretien avec Frédéric Pontoire, directeur de l'Agence d'urbanisme
Faire de la prospective aujourd'hui en 2023, ça veut dire quoi ?
Pourquoi les agences d’urbanisme doivent s’emparer du sujet ?
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Faire de la prospective aujourd'hui en 2023, ça veut dire quoi ?
Pourquoi les agences d’urbanisme doivent s’emparer du sujet ?
article reproduit avec l'aimable autorisation de Millénaire 3, le site de la prospective de la Métropole de Lyon
(SE)DÉPASSER
« Le futur est déjà là, il va nous falloir apprendre à vivre avec », affirment Manon Loisel et Nicolas Rio.
Fort de leur expérience au service de collectivités territoriales, les deux experts s'interrogent sur le rôle de la prospective et partagent quelques pistes pour apprivoiser l'avenir.
Dans une société marquée par la pandémie de Covid-19, la crise climatique et la défiance à l’égard du monde politique, ils soulignent notamment l'importance d'élargir nos visions du futur et de les mettre en débat.
« Préparez l’avenir ! ». Ce qui était une responsabilité des pouvoirs publics est devenue une revendication exprimée avec force par nombre de citoyens, d’entreprises et d’associations face à un futur perçu comme menacé et menaçant. C’est un défi de taille, car préparer l’avenir dans l’Anthropocène, c’est loin d’être aussi simple qu’à l’époque des Trente Glorieuses. Les bifurcations (écologique, mais aussi démographique et démocratique) imposent de laisser de côté les grands mythes modernisateurs des années 1960 et leur planification descendante pour privilégier une prospective incarnée, plurielle, appropriable par une diversité d’acteurs et propice au passage à l’action.
Cette injonction à préparer l’avenir est d’autant plus ardue que la période actuelle se caractérise par une déconnexion entre présent et futur, comme si la connaissance de l’avenir conduisait à le mettre à distance. Plus les dérèglements climatiques deviennent réalité, plus les projections scientifiques se précisent, et plus le long terme devient appréhendé comme une fiction, aussi abstraite qu’insaisissable.
Cet état de sidération face au futur n’est pas sans rappeler l’attitude que l’on avait en janvier-février 2020, en voyant la Chine confiner sa population puis les hôpitaux italiens se faire déborder par le nombre de malades du Covid, sans accepter l’évidence que la France allait rapidement se retrouver dans la même situation. Comment surmonter cet état de sidération face au futur qui annihile tout passage à l’action ? Comment dépasser le stade de l’anticipation et de la sensibilisation pour parvenir à tirer les conséquences des projections sur nos comportements et sur nos décisions ?
Il y a quatre ans, nous avions pointé deux défis pour la prospective métropolitaine : un défi cognitif (élargir nos visions de l’avenir) et un défi stratégique. Ces défis restent valables et méritent d’être réaffirmés et prolongés. À la lumière de la crise sanitaire, de l’intensification du choc écologique mais aussi de la crise des Gilets jaunes, il nous semble aujourd’hui nécessaire d’en rajouter deux autres : un défi opérationnel et un défi démocratique.
L’enfer et le paradis : aussi caricaturale soit-elle, cette lecture binaire du futur continue d’imprégner la plupart de nos projections… et bon nombre de productions prospectives. Quelle que soit la question posée ou le profil de la personne interrogée, on en revient systématiquement à ces deux pôles opposés. La question écologique ne fait pas exception à la règle, entre le succès de la collapsologie et la persistance du solutionnisme technologique. Si cette opposition fait le bonheur des éditeurs et des essayistes, elle s’avère beaucoup moins utile pour orienter l’action publique.
Tout l’enjeu d’une prospective institutionnelle consiste à dépasser l’alternative entre l’utopie et la dystopie pour repérer les tensions à l’œuvre et la diversité des évolutions possibles : apporter de la nuance pour complexifier la lecture du réel, souligner les paradoxes en pointant les contradictions qui traversent chaque acteur, analyser les effets de rythme entre des facteurs de changement et des facteurs d’inertie…
Ce défi se retrouve enfin dans la trame narrative des scénarios prospectifs, qui mobilisent souvent le registre de la science-fiction ou de la tragédie : le pire finit toujours par arriver. À l’heure de la crise climatique, l’avenir mériterait pourtant d’être exploré à travers d’autres genres narratifs : le roman d’apprentissage, la poésie, l’autobiographie, le polar ou le roman d’aventure. Le renouvellement des récits est aussi une question de méthode.
Le second défi mentionné en 2017 portait sur la place à accorder au long terme dans la conception des politiques publiques. Ou comment élargir l’horizon temporel des institutions locales ? C’est tout l’intérêt d’avoir une fonction prospective au sein même de la collectivité, pour aider les élus et les services à développer leur capacité d’anticipation.
Avec le recul, la principale difficulté découle de la diversification des temporalités. L’avenir recouvre une somme de mutations très différentes, qui ont chacune leur rythme : certaines sont rapides et/ou brutales (c’est par exemple le cas pour la gestion des risques ou le développement des plateformes numériques), d’autres sont plus lentes ou peu visibles à l’œil nu (comme le vieillissement de la population ou le déclin de la biodiversité). Donner du poids au long terme, c’est savoir organiser le croisement entre ces multiples temporalités : gérer l’urgence de la crise Covid tout en anticipant ses effets sur la désaffection démocratique, engager la transition écologique dans la durée tout en prenant en compte les sentiments d’injustice qu’elle suscite à court terme, etc.
Ce défi invite à concevoir la prospective comme un outil de coordination. Les projections à long terme ne sont pas une fin en soi : elles doivent servir à faire réagir, à identifier les marges de manœuvre et à renforcer la cohérence de l’action publique.
Ces dernières années se caractérisent par la succession de chocs à l’amplitude inégalée depuis la Seconde Guerre mondiale. Qui aurait pu dire en 2019 que l’économie mondiale pouvait connaître un arrêt aussi brutal et que les États démocratiques imposeraient un confinement obligatoire à l’ensemble de leur population ? Qui imaginait que l’ampleur des canicules, des sécheresses et des inondations augmenterait à une telle vitesse ? C’est comme si le futur venait nous prendre de vitesse : ce qu’on s’attendait à vivre dans 30 ou 40 ans se produit dès maintenant. Le discours sur les « générations futures » est en voie d’obsolescence : le futur est là, il va falloir apprendre à vivre avec.
Ce retour des ruptures interpelle notre rapport à l’avenir. Jusqu’ici, la prospective du présent s’attachait à conjuguer le présent au futur, à travers le repérage des signaux faibles et l’analyse des tendances lourdes. Si ce travail reste nécessaire, la prospective doit désormais servir à conjuguer le futur au présent en anticipant les conséquences immédiates des chocs à venir, et en combinant l’atténuation et l’adaptation (cela vaut pour la crise écologique, comme pour les crises sociale et démocratique). Préparer l’avenir consiste à déplier les implications de ces multiples ruptures, pour renforcer la résilience des institutions publiques et développer leurs ressources pour y faire face.
Conjuguer le futur au présent conduit aussi à intégrer l’existant dans la réflexion prospective. L’avenir ne s’écrit pas sur une page blanche, mais découle d’un déjà-là reçu en héritage : que faire de notre dépendance aux énergies fossiles dans les politiques d’habitat ou de mobilité ? Comment bâtir une stratégie urbaine soutenable en intégrant tous les lotissements construits dans les années 1980 et qui sont aujourd’hui en voie d’obsolescence ? Autant de questions prospectives… très opérationnelles !
L’autre défi majeur apparu ces quatre dernières années porte sur la conflictualité. Avec la montée en puissance de la question écologique et la nécessaire mise en place de mesures contraignantes sur nos comportements quotidiens, les projections dans le futur sont devenues un terrain explosif. Exprimée lors de la crise des Gilets jaunes, cette conflictualité se retrouve de manière moins spectaculaire sur un grand nombre de politiques publiques : de la Zone à Faible Émission à la lutte contre l’artificialisation des sols, de la régulation des plateformes numériques à la gestion des risques industriels. Si ces affrontements sont aussi forts, c’est qu’ils s’appuient sur des projections divergentes quant au futur considéré à la fois comme probable et souhaitable.
Cette conflictualité découle aussi de la crise de la notion de progrès. L’essor de la prospective durant les Trente Glorieuses s’est effectué dans un contexte de forte croissance. Or le passage d’une société de l’abondance (mythifiée) à un monde aux ressources finies transforme notre rapport à l’avenir, en accentuant les tensions potentielles sur leur répartition. La notion de zone critique proposée par Bruno Latour souligne à quel point l’habitabilité de notre monde.
La prospective doit servir à mettre à plat ces divergences de vues pour esquisser une ligne de compromis, en ouvrant un espace de délibération sur l’avenir. Elle peut favoriser les convergences en soulignant le poids des interdépendances : « Quelle que soit notre position, on appartient tous au même futur ». Cet impératif de construire un avenir commun guidera la méthodologie à déployer pour une prospective participative.
Notre rapport au futur se caractérise aussi par une tension croissante entre objectivité et subjectivité. À l’image des rapports du Giec, les productions scientifiques se multiplient pour objectiver la(les) trajectoire(s) probable(s). Aussi rigoureuses soient-elles, ces analyses chiffrées contrastent avec l’intensité des émotions convoquées lorsque les individus se projettent dans le futur : sentiment d’injustice, sentiment d’angoisse, sentiment d’impuissance… Préparer l’avenir nécessite de dépasser ce dialogue de sourds, en accordant plus de place à ces subjectivités, et en décryptant leurs répercussions sur l’action publique métropolitaine.
Ce texte est issu de discussions menées avec Mathieu Brand, Thomas Coispel, Mathilde François, Émile Hooge, Baptiste Lanaspèze, Maud Le Floch, Alexandre Monnin et Fanny Rahmouni, également interlocuteurs du service de Prospective des Politiques publiques en matière de méthodologie prospective.
entretien avec Séverine Battin entretien avec Frédéric Pontoire article reproduit avec l'aimable autorisation de Millénaire 3, le site de la prospective de la Métropole de Lyon