(P)RÉPARER

L'agriculture et la sécurité alimentaire

L’agriculture urbaine, un vecteur pour renforcer la justice sociale et alimentaire ?

Écrit par : Christine Aubry, Ingénieure de recherches et professeure, AgroParisTech, Inrae

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Christine Aubry

Dans les pays des Suds, les agricultures urbaines contribuent fortement à l’alimentation des populations et quasi exclusivement pour les produits frais (légumes, fruits œufs, lait..). Qu’en est-il dans les pays du Nord1 depuis le début du siècle ?

Situées aux abords (fermes périurbaines en circuits courts) et aussi au sein même des villes, ces agricultures présentent de nombreuses formes, professionnelles et amateures, en plein sol, sur les toits, dans ou sous les bâtiments (jardins collectifs, microfermes, serres, fermes en indoor), plus ou moins répandues en France. On y trouve aussi différents petits élevages en périurbain (volailles et œufs) et en intra-urbain (ruchers, écopâturage ovin). Peuvent-elles contribuer à renforcer une justice sociale, notamment environnementale et alimentaire, fort malmenée depuis longtemps notamment depuis les crises sanitaire et inflationniste ? Clairement, toutes les formes d’agriculture urbaine ne peuvent pas y prétendre.


Des fermes spécialisées qui soulèvent de fortes critiques


Les fermes spécialisées en intra-urbain, en indoor ou en serres sur les toits, sont très coûteuses en investissement et en fonctionnement (dont les coûts énergétiques) : productives mais sur de petites surfaces, elles recherchent des marchés de niche très rémunérateurs par exemple via la restauration gastronomique. Elles tentent parfois une incursion dans la grande distribution de certains produits (champignons ou certaines plantes aromatiques), mais ne sont que de peu, voire d’aucun intérêt pour la justice alimentaire, car généralement fermées au public et ne procurant au mieux que quelques emplois locaux en insertion. Lorsqu’elles se sont installées, moyennant de forts appuis publics, financiers et autres, dans des quartiers populaires avec lesquels elles n’entretiennent pas de liens réels, elles posent alors un réel problème éthique, politique et économique. Un tel effet d’aubaine se retrouve dans d’autres pays industrialisés dont les USA et le Canada, et soulève aussi de fortes critiques, d’autant plus lorsqu’il y a aussi, comme chez nous, certaines faillites retentissantes.


L’agriculture urbaine : le rôle alimentaire, mais pas que...


D’autres formes d’agricultures urbaines peuvent prétendre jouer un rôle positif vis-à-vis de la justice sociale, en rendant un ensemble de services : alimentaires, un peu ou beaucoup, éducatifs, de lien social, d’amélioration du paysage et de l’environnement immédiat. C’est le cas des jardins collectifs (partagés, familiaux, de pied d’immeuble) ou des microfermes multifonctionnelles dont le nombre ne cesse de croître depuis 15 ans, et notamment depuis 2020. Certains programmes récents y ont contribué, comme le volet « jardins partagés et agriculture urbaine » du plan de relance du ministère de l’agriculture en 2021, les soutiens des bailleurs sociaux2 ou le programme « Quartiers fertiles » de l’Agence nationale de la rénovation urbaine, lancé en 2020. Ce dernier visait initialement des fermes commerciales en excluant explicitement les jardins collectifs ; on trouve en 2022 une majorité écrasante de microfermes participatives et de jardins collectifs dans les 98 projets retenus. Certaines formes ont largement démontré leur rôle alimentaire, c’est le cas des jardins familiaux. Les jardins partagés ou les microfermes, même produisant très peu, ont néanmoins un rôle potentiellement intéressant pour inciter à consommer plus de fruits et légumes, comme démontré dans les quartiers nord de Marseille. Des initiatives comme les jardins nourriciers en Pays Terres de Lorraine incluant des personnes en grande précarité fournissent des produits frais de bonne qualité qui manquent souvent cruellement dans l’aide alimentaire distributive traditionnelle comme le montrent de récents rapports. Au-delà ils contribuent à sortir des habitants de l’isolement, à créer du lien social et des participations accrues et souhaitées des habitants des quartiers populaires aux enjeux écologiques, comme le montre un récent article du Monde3. Mais s’ils sont mal conçus, mal accompagnés ou mal situés, ils peuvent aussi, passer fortement à côté de ces enjeux, et susciter peu d’engouement local, comme on a pu le montrer pour certains des « 100 lieux nourriciers » (mêlant tiers-lieux alimentaires et microfermes urbaines) dans une étude récente.


L’indispensable revitalisation des ceintures vertes de proximité


Pour que l’agriculture urbaine puisse réellement être vecteur de justice sociale, alimentaire et environnementale, elle doit associer dès sa conception les populations concernées en suivant des méthodologies précises. Mais on doit aussi aller plus loin, car les besoins et intérêts au mieux créés par l’agriculture intra-urbaine, doivent pouvoir être satisfaits : l’agriculture périurbaine fournisseuse de produits frais par la revitalisation de ceintures vertes de proximité doit alors être remise à contribution, « ré-urbanisée » dans la recréation de ses liens parfois perdus avec la ville. Ceci devient urgent et pose la double question de l’obligation de conserver absolument des terres agricoles en périurbain consacrées à une diversité de productions, et aussi de recréer des filières accessibles à tous : aujourd’hui l’absence de subvention spécifique (notamment de la politique agricole commune) aux productions maraîchères fruitières, avicoles de proximité, rend souvent ces produits trop chers pour les budgets de plus en plus contraints des habitants des quartiers populaires.

Un des chantiers prioritaires consiste bien à repenser totalement les filières agricoles de proximité.


1 Historiquement et jusqu’à la moitié du siècle dernier, les ceintures vertes des villes assuraient une partie très importante de l’approvisionnement alimentaire.

2 Plus des 3/4 des 500 projets recensés par l’Union Sociale pour l’Habitat en 2021 concernaient des jardins collectifs et/ou des formes de compostage partagé.

3 RICHARDOT Robin, 2023. Entre sobriété subie et sobriété choisie, les questions écologiques s’installent dans les quartiers populaires. Le Monde, 6 mars 2023. wwww.lemonde.fr


paroles de Christine Aubry entretien avec Lilian Vargas entretien avec Fabien Daumark


Pour aller plus loin :

  • Aubry C, Giacchè G, Maxime F, Soulard CT, (Eds) 2022. Les agricultures urbaines en France : comprendre les dynamiques, accompagner les acteurs. Éditions Quae, coll. Savoir faire, Versailles,
  • CAILLAVET France, DARMON Nicole, DUBOIS Christophe, GOMY Catherine, PATUREL Dominique, KABECHE Doudja & PERIGNON Martine. 2021. Pour une sécurité alimentaire durable : enjeux, initiatives et principes directeurs, Paris, Terra Nova
  • CONSEIL NATIONAL DE L’ALIMENTATION, avis 91, octobre 2022. Prévenir et lutter contre la précarité alimentaire, Paris
  • DARLY Ségolène, GRANCHAMP Laurence & SHEROMM Pascale. 2022. « L’agriculture urbaine à vocation sociale », in C. Aubry C, G. Giacchè, F. Maxime F & C.T. Soulard, (eds) Les agricultures urbaines en France : comprendre les dynamiques, accompagner les acteurs, Versailles, Quae, coll. Savoir faire, p. 95-111
  • DE BIASI Laure & ROY Jean-Michel, 2020. “La grande histoire des légumes et de leurs terroirs en Ile de France” Note rapide n°868, octobre 2020. www.institutparisregion.fr.
  • LIVRE BLANC « Les 100 lieux Nourriciers » 2022. 100lieuxnourriciers.fr
  • MARTIN Patricia, CONSALÈS Jean-Noel, SHEROMM Pascale, MARCHAND Paul, GHESTEM Florence & DARMON Nicole. 2017. « Community gardening in poor neighborhoods in France: A way to re-think food practices? » Appetite, 16, p. 589-598
  • RICHARDOT Robin, 2023. Entre sobriété subie et sobriété choisie, les questions écologiques s’installent dans les quartiers populaires. Le Monde, 6 mars 2023. wwww.lemonde.fr

Entretien avec Lilian Vargas, chef du service Agriculture, Forêt, Biodiversité, Montagne, Grenoble-Alpes Métropole