CONSTATER

Pourquoi des territoires se développent et pas d'autres ?

Quelques leçons de géographie post-Covid

Écrit par : Laurent Davezies, ancien professeur d'université

© Laurent Davezies
© Laurent Davezies

Depuis qu'il y a des villes, il y a un conflit ville-campagne. Ce sujet semble inépuisable et revient régulièrement, comme une sorte de marronnier, au centre des débats. Pour ne parler que de la période récente, entre le désert français de Jean François Gravier et la France périphérique de Christophe Guilluy, s'est développée une abondante littérature d'alarme sur l'inégalité de nos territoires. Beaucoup de réquisitoires, peu de plaidoiries, du reste inaudibles. La plupart des arguments ont été échangés et rabâchés ad nauseam dans les colloques et la littérature. Le monde rural va de mieux en mieux pour les uns et de plus en plus mal pour les autres ; tous les éléments sont sur la table pour décider de penser l'une ou l'autre proposition ou une combinaison des deux. N'y revenons pas.


Des sujets nouveaux ?


Essayons plutôt de voir si la récente crise de Covid-19 apporte de nouvelles questions susceptibles de rafraîchir ces débats. Quelques "sujets" nouveaux et urgents sont apparus durant ces deux années de crise :

  • par exemple, la rigidité d'une géographie sanitaire inversée qui faisait qu'il y avait plus de structures de soins là où il y avait moins de malades ;
  • le problème de la responsabilité des élus locaux et nationaux contraints de prendre des décisions urgentes dans un univers d'incertitude, posant la question du droit à l'erreur à côté du principe de précaution ;
  • l'effondrement de pans entiers de l'économie touristique dont sont fortement dépendants de nombreux territoires de montagne ou du littoral et la difficulté, comme pour un moteur diesel après une panne sèche, à les faire redémarrer ;
  • ... etc.

Arrêtons-nous sur trois faits qui semblent assez nouveaux ou qui sont accentués par cette crise sanitaire. Ils doivent nous donner à réfléchir. Et il ne s’agit pas ici de "signaux faibles".


L’explosion des pratiques de contact à distances, facteur de “surconcentration”


La numérisation des rapports sociaux a fait faire un bond à une concentration géographique inédite des secteurs liés à l'informatique. Les secteurs "porteurs de croissance" sont aujourd'hui, de près ou de loin, liés aux activités informatiques. L'ensemble du secteur du numérique, on l'avait bien vu depuis une dizaine d'années, s'était concentré dans quelques communes de nos plus grandes "métropoles". La Covid-19 donne un grand coup d'accélérateur à cette tendance. Avec l'explosion des pratiques de contacts à distance, ces secteurs enregistrent entre décembre 2019 et décembre 2021 un bond spectaculaire de 180 000 créations nettes d'emplois salariés privés (contre moins de 90 000 pour l'ensemble des autres secteurs d'activité du pays)... dont 80 % dans la seule aire urbaine de Paris. Ce n'est plus de la surconcentration mais de la surconcentration dans la surconcentration, on cherche des mots. Retour vers le Désert français ?


L’explosion des pratiques de télétravail, facteur de discrimination


En revanche, cette numérisation, produite et commandée au cœur de notre système urbain, a permis une véritable explosion des pratiques de télétravail et semblerait ouvrir de nouvelles perspectives aux territoires périphériques. La ville et la campagne pourraient-elles être plus que jamais complémentaires ? Je travaille à la campagne, pour la ville. Oui, mais attention à ce que ce rêve ne vire pas au cauchemar : les télécoms ne peuvent fonctionner que si les transports jouent leur rôle de lien facile entre les territoires. La faible densité du monde rural est ce qui y détermine le coût et la disponibilité des services publics et privés. Migrer vers des lieux de vie faiblement équipés, c'est se mettre soit même dans une situation de discrimination. Si vous avez aimé les Gilets Jaunes, vous adorerez peut-être les navetteurs-télétravailleurs.


Moins de déplacements mais l’explosion des émissions de méthane, puissant gaz à effet de serre


Enfin, cette numérisation des échanges a eu de puissants effets climatiques, car elle a massivement substitué les échanges sur les réseaux aux déplacements émetteurs de CO2. Si vous ajoutez à cela les effets du confinement et de la réduction de la production industrielle, en 2020, les émissions de CO2 se sont effondrées. Bruno Latour, le regretté philosophe du "nouveau régime climatique" s'en est réjoui dans une tribune du Monde, peu avant son décès : ce que les politiques de décroissance n'avaient pas réussi à faire, la Covid-19 y arrivait (enfin !) en quelques mois ! Dans son malheur, la chance de notre philosophe a été de disparaître quelques jours avant la publication le 14 décembre 2022 d'un article de la revue de référence Nature (voir Le Monde du 19 décembre 2022). Un collectif international de chercheurs y rend compte du fait que la réduction des émissions de CO2 et d'oxyde d'azote en 2020 s'est accompagnée d'une augmentation inédite, de 50 % (sur un an), des émissions de méthane. Et on sait que le méthane a un rôle des dizaines de fois plus puissant que le CO2 sur le réchauffement du climat. Pourquoi cette énorme augmentation ? En bref, ce sont les émissions d'oxyde d'azote (qui stimule la production de l'hydroxyle, véritable "nettoyeur" qui élimine plus de 80 % du méthane dans l'atmosphère) qui nous protégeaient plus qu'elles ne nous exposaient au réchauffement de la planète ! Moins de circulation de véhicules à moteur thermique en 2020 voulait donc dire plus et même beaucoup plus d'effet de serre ! Quand la physique et la chimie sont plus fortes que la philosophie... Les élevages de vaches, de moutons ou de cochons du monde rural (treize départements français ont plus de vaches que d'habitants !) sont des bombes à retardement à mèches courtes. Et une lutte efficace contre la voiture thermique traditionnelle, notamment en ville, conduirait à nous priver donc désormais de la parade. Il va falloir rapidement en trouver une autre.


parole de Laurent Davezies entretien avec Caroline Bouvard et Cyril Laily entretien avec Françoise Pichavant

Entretien avec Caroline Bouvard, Directrice générale adjointe de Grenoble-Alpes Métropole en charge de l’économie et de l’attractivité et Cyril Laily, directeur de l’agence Grenoble Alpes