Prendre au sérieux le monde anthropocène conduit ainsi à admettre que notre culture moderne, notre posture de maître, extracteur, exploiteur, consommateur de la nature, et d’une bonne partie des humains par la même occasion, n’est plus tenable.
Comment aménager son territoire pour faire face au changement global, dont le climat n’est qu’une des dimensions ? Il s’agit là d’un défi majeur pour les capacités prospectives et politiques des collectivités locales et des acteurs territoriaux.
Pour mesurer ce défi, il faut tenir compte de l’ampleur du bouleversement qui s’annonce. La survenue du monde anthropocène est d’abord géologique : les hommes par leur pression sur la planète ont modifié ses « équilibres » physiques et biologiques au point de menacer l’environnement et la biodiversité mais aussi l’habitabilité humaine de nombreux espaces. Nous entrons donc dans une phase de vulnérabilité accrue qui nous oblige à anticiper des conséquences sur les territoires de vie et les modes d’existence que l’on sait inévitables et pour certaines catastrophiques.
Le monde anthropocène et l’indispensable adaptation qui en découle renvoient donc aux champs politique et culturel.
Réinventer la manière de voir les territoires
Au-delà des nouvelles géopolitiques et diplomaties à déployer pour répondre à cet enjeu global, c’est bien la manière de construire les territoires qu’il faut réinventer : l’aménagement, l’urbanisme et plus radicalement nos modes d’habitation sont, qu’on le veuille ou non, à « écologiser ». La liste des transitions à entreprendre est longue : énergétique, environnementale, mobilitaire, alimentaire, productive… La bifurcation ne saurait être que scientifique, technique et technocratique comme l’approche par les transitions le suppose. Elle interroge fondamentalement notre régime politique et la manière d’exercer la démocratie. Comment concilier liberté citoyenne et cohésion territoriale avec des situations d’urgence qui relèveront moins de l’exception et plus du quotidien ? La Covid, après d’autres crises, illustre parfaitement notre faible préparation, notre fragilité en même temps que les capacités activables dans les territoires.
Refaire territoire
Le champ culturel est consubstantiel à la question politique. Comment élargir notre perception du monde en considérant le reste du vivant et des entités qui le composent, non par adhésion à l’antispécisme, mais parce que nous dépendons fondamentalement de tous ces autres composants non humains, vivants et non vivants, pour vivre ? Prendre au sérieux le monde anthropocène conduit ainsi à admettre que notre culture moderne, notre posture de maître, extracteur, exploiteur, consommateur de la nature, et d’une bonne partie des humains par la même occasion, n’est plus tenable. La question ne relève plus de la morale et de la justice, de la survie des plus pauvres, mais de celle de l'humanité. Pour changer de cap, nous devons nous soucier de la régénérescence des milieux de vie et de cohabitation que sont nos territoires. Comment opérer une telle transformation des comportements collectifs sans changer les représentations, les imaginaires, les liens et attachements, les engagements individuels et collectifs, notre culture au sens anthropologique du mot ? Car ce n’est pas seulement de réparation qu’il s’agit : nous sommes voués à atterrir, à véritablement « refaire territoire ».
La prospective territoriale s’est faite, dans le monde moderne, championne de la construction de projets, de l’élaboration de schémas et de plans de développement. Saura-t-elle, à l’ère de la conscience anthropocène, muter en levier de transformation culturelle et mentale ? Nos dispositifs jusqu’alors experts, politiques et stratégiques deviendront-ils des embrayeurs démocratiques, éducationnels et sensibles ? Aux démarches ponctuelles que nous pratiquons, des processus continus et intégrés de recherche, d’apprentissage, d’expérimentation, d’action collective et de bifurcation écologique succèderont-ils ? Voilà en quelques mots le défi à relever.
entretien avec Christophe Roméro, Directeur adjoint Ville Durable à la Ville d'Échirolles. et Frédérique Pontoire, Directeur d’études Territoires à l'Agence La Cop 21 : premier accord sur le climat