Ancrage

C'est le pied qui fait territoire

Écrit par : Jean-Michel Roux

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Le territoire s’appréhende à plusieurs échelles. Celles du corps, de la commune, de la nation. Idéalement, le territoire devrait être régulièrement arpenté, appréhendé, à pied si possible.

Espace géographique bordé, le territoire se caractérise par un rapport en constante transformation entre une terre et des hommes, suffisamment proches les uns des autres - physiquement et culturellement - pour faire famille, société, nation.


« L’homme est d’abord en contact avec la terre par ses pieds. Il peut avoir la tête dans les nuages mais il gardera toujours les pieds au sol. »


Le territoire s’appréhende ainsi à plusieurs échelles. La plus modeste est celle du corps. C’est la chambre à coucher de l’enfant où les jouets sur le sol obligent à avancer sur la pointe des pieds. C’est le territoire des « vieux » de Brel, qui se réduit comme peau de chagrin : « Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit ». À l’échelle intermédiaire, le territoire est celui de la commune ou de la métropole. Il peut encore se parcourir à pied : d’une seule traite en ultra-trail avec frontale, plus lentement, par étapes, pour le marcheur. À la grande échelle, le territoire devient national ; c’est l’enjeu urbanistique du très jacobin « aménagement du territoire ». N’oublions pas que le territoire national se parcourait encore à pied, il n’y a pas si longtemps, par les armées de la Loire, du Sud ou d’Afrique, qui « marchaient à l’ennemi » pour porter secours à la métropole assiégée .


« Le territoire devrait être idéalement régulièrement parcouru. »


Caractérisé aussi par des relations en constante transformation entre centralité(s), périphéries et limites, le territoire a un centre qui est à la fois sa « ville mère » (métropole au sens grec du terme) et sa capitale (métropole au sens latin), ainsi que des marges et des voisins. Pour être, il doit obtenir la reconnaissance de son existence et de son intégrité par les territoires voisins. Il en va de même avec ses propres confins. Quand il y a dissensus sur son identité et son unité, le territoire perd de sa superbe. Menacé de l’extérieur, il devient menaçant à l’intérieur pour les sous-territoires rebelles qu’on enclave, réduit, met sous contrôle. Ces derniers peuvent jouir de la personnalité, mais pas de la souveraineté. Ce sont les territoires indiens, sous tutelle, occupés, voire même les fameux « territoires perdus de la République ».


Pour éviter cette issue, le territoire devrait être, idéalement, régulièrement parcouru, arpenté, appréhendé - à pied si possible, car c’est le mode de parcours qui permet la (re)connaissance la plus fine - par l’élu, l’urbaniste ou la « police de sécurité du quotidien ». Ne nous en déplaise, malgré toutes ses imperfections urbanistiques, géographiques et technocratiques et, en dépit de ses constantes mutations ou de sa polysémie intrinsèque, le « territoire » permet de se comprendre entre acteurs de l’urbanisme - élus, techniciens et habitants – pour tenter de faire consensus. Ce n’est donc pas pour rien que l’urbaniste (ré)invente des techniques d’appréhension, de mise en récit et de partage des territoires par la traversée à pied, dans le cadre de parcours commentés ou autres balades urbaines.


Le territoire se parcourt donc à pied ; il se défend aussi pied à pied. Le territoire peut être enclave, tranchée ou tribune ultra, de métropole ou d’outre-mer. Il est ce qu’on a décidé de conserver à tout prix. Pour le tenir, il faut avoir les pieds solidement ancrés dans le sol, parfois boueux, au fin fond de la Guyane, pour retrouver la borne où commence le territoire de la République française.


Jean-Michel Roux, Docteur en urbanisme et aménagement, enseignant à l’Institut d’Urbanisme et de Géographie Alpine (IUGA) de Grenoble, décembre 2017


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